[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Lorsqu'on parle de violences faites aux femmes et de violences conjugales en particulier, la recherche s'est souvent concentrée sur les victimes, pour des raisons évidentes. Il s'agissait de pouvoir écouter la parole des victimes pour reconnaître un problème qui ne l'était pas. En revanche, on parle assez peu des auteurs de ces violences conjugales. Mathieu Trachman, vous êtes sociologue à l'Ined et vous avez fait une enquête sur les auteurs de violences dont j'aimerais que vous nous parliez. >> J'ai mené une enquête sur des groupes de parole d'hommes auteurs de violences conjugales qui sont sous main de justice, c'est-à-dire que c'est des dispositifs qui sont judiciaires : ils sont contraints à suivre ces groupes de parole. C'est important de le noter puisqu'on sait que ce ne sont qu'une petite partie des auteurs de violences conjugales qui passent par la justice, c'est-à-dire que cette enquête n'est pas représentative des auteurs de violences conjugales. D'autre part, je pense qu'il faut même aller plus loin : il ne faut pas considérer simplement les auteurs de violences conjugales comme une population qu'on pourrait délimiter mais c'est aussi une catégorie pénale, qui est aussi une catégorie savante, par rapport à laquelle les hommes vont devoir se définir. Et souvent, ils ne se considèrent pas comme tel. L'objectif de cette enquête était de faire des entretiens avec ces auteurs de violences conjugales et là je me suis rendu compte que c'était très difficile de recueillir leur parole, c'est-à-dire que j'ai eu beaucoup de refus d'entretien, de réticences, d'entretiens annulés à la dernière minute. Il m'a semblé important, pas simplement de le regretter, mais de comprendre pourquoi. Pourquoi ces refus, pourquoi, finalement, ce silence? On peut avancer au moins trois raisons. D'une part, pour des hommes, et en particulier pour des hommes pénalisés, c'est-à-dire qu'ils sont souvent issus de classes populaires, le fait de se raconter, se dire, n'est pas évident, c'est-à-dire que ce sont finalement des savoir-faire, des compétences, qui sont socialement situés. Deuxième point, l'injonction à se dire, à raconter des violences, est, en fait, quelque chose de déterminant dans leur carrière pénale, c'est-à-dire que c'est un moyen, finalement, de produire un récit acceptable, en particulier pour l'institution, pour finalement sortir, montrer qu'ils sont sortis des violences. De ce point de vue là, se confier à un sociologue, un sociologue redouble, finalement, le regard que l'institution pénitentiaire porte sur eux. On peut donc comprendre leurs refus de l'entretien, leurs réticences, comme un mécanisme de fuite. Donc, finalement, je fais partie d'un dispositif socio-judiciaire, et je peux être considéré comme quelqu'un qui en fait partie, que je le veuille ou non. Le troisième point ; pour des auteurs de violences conjugales avec qui j'ai réussi à faire des entretiens, quelque chose de très frappant, c'est que dans ces entretiens, on tourne souvent autour des faits sans jamais réussir à les décrire de manière précise, c'est-à-dire que les faits, les violences pour lesquelles ils ont été pourtant condamnés, apparaissent finalement comme un espèce de trou noir autour duquel l'enquête tourne mais n'arrive jamais vraiment à saisir. Il me semble que là encore on peut le regretter, essayer de combler ce manque, mais il me semble que c'est quelque chose qui est essentiel dans la vie sociale des violents de ce genre. >> Ça veut dire quoi? Ça veut dire qu'ils sont dans le déni? >> En effet, le premier rapport que les auteurs de violences conjugales ont dans ces groupes est souvent perçu sous la forme du déni. Le déni est attendu par les animatrices, c'est-à-dire que c'est le chêne par rapport auquel on va expliquer leur comportement. En fait, ce qui est perçu comme une espèce de disposition psychologique des auteurs de violences conjugales peut être aussi compris de manière plus sociologique, comme ce que les sociologues de la déviance, notamment, ont appelé des techniques de neutralisation, c'est-à-dire que des criminels qui sont accusés, ou de délits, ou de crimes plus graves, mettent en œuvre une série de techniques qui visent à minimiser, euphémiser, voire occulter l'aspect mauvais de leurs pratiques. Il me semble que c'est important de le reconnaître dans le cas des auteurs de violences conjugales pour deux raisons au moins. D'une part par rapport à l'idée qu'il y aurait des cultures qui seraient violentes et dans lesquelles la violence serait justifiée et d'autres qui seraient non-violentes, là on voit qu'au contraire on partage certaines valeurs ou certaines normes en terme de genre et de violence. Deuxième point, le fait qu'ils mobilisent ces techniques de neutralisation montre qu'ils intègrent, d'une certaine manière, ce qui est attendu d'eux, c'est-à-dire qu'ils essayent de s'adapter au discours de l'institution. Je peux raconter une anecdote de ce point de vue là : dans un groupe de parole où il y a beaucoup de participants, enfin beaucoup, souvent une dizaine, certains sont à des stades différents de leur carrière pénale, donc au début il y a en effet, c'est assez frappant, des auteurs qui neutralisent ou qui se considèrent eux-mêmes comme des victimes de la justice ou bien de leur femme, de la société, finalement, en général, et puis d'autres qui se reconnaissent comme auteurs, et un des participants essayait d'expliquer aux autres que c'était vraiment une erreur judiciaire, qu'il était mais qu'il avait rien à faire là, et son voisin l'a regardé et lui a dit, mais tu es dans le déni en fait, mais tu ne le sais pas encore. Ce qui était intéressant dans cette idée de, tu es dans le déni, c'est que finalement un des auteurs de violences conjugales considéré comme tel mobilisait la catégorie dans laquelle il était pris au début. Ce qui avait un effet assez net c'est que lui n'était plus dans le déni, d'une certaine manière devenait un bon auteur de violences conjugales qui reconnaissait les faits >> J'aimerais rebondir sur deux choses mais d'abord, vous avez dit tout à l'heure que c'était surtout des hommes des catégories populaires, est-ce que ça nous dit quelque chose sur les violences conjugales? Qu'est-ce que ça nous dit cet aspect? >> En fait, cet aspect-là nous dit beaucoup moins de choses sur les violences conjugales que sur leurs pénalisations. La chaîne pénale, on le sait très bien par les nombreux travaux qui ont été menés sur la question, pénalise certaines catégories de la population plutôt que d'autres : les catégories populaires, les populations racialisées aussi, pour plusieurs raisons. D'une part, ils sont déjà sous le regard de la justice ou d'autres institutions sociales, alors que finalement, dans les classes moyennes ou supérieures, la justice n'estime pas devoir investiguer dans ce type d'espace, et puis aussi, ils débrouillent moins bien devant les juges, et non pas nécessairement un avocat, et c'est quelque chose qui est assez frappant dans ces groupes de parole, c'est que souvent ils se demandent où ils sont, à quelle peine ils ont été condamnés, et là encore, pour l'entretien sociologique, qui portait sur les questions de trajectoire sociale, de masculinité, de rapport à la violence, un entretien de 45 minutes- une heure, dans lequel j'essayais péniblement de recueillir des informations de cet ordre-là, à la fin je disais, est-ce que vous avez quelque chose à ajouter, est-ce que vous peut-être une question à me poser, et la question qu'ils me posaient était : je suis condamné à une peine avec du sursis mais j'ai pas compris ce que c'était. Donc finalement, le manque de maîtrise des rouages de la justice, dont on sait qu'il est socialement très situé, fait que finalement ces hommes sont beaucoup plus condamnés que d'autres catégories sociales. >> Et l'autre aspect sur lequel je voulais rebondir, c'était la question de la victimation des auteurs. Donc vous disiez tout à l'heure qu'ils ont l'impression d'être davantage eux-mêmes des victimes de la justice ou de leur femme, disiez-vous, mais c'est vrai que c'est quelque chose qu'on entend souvent, que finalement les auteurs de violences sont même sans doute victimes de violences. Est-ce que...? >> C'est une question qui, il me semble, a deux aspects. D'une part, se présenter comme victime fait partie, en effet, des techniques de neutralisation, de banalisation de la violence, et finalement ils visent à se démarquer, justement, de cette figure, qui est discréditée, de l'homme auteur de violences conjugales, et donc finalement fait partie des multiples mécanismes d'occultation de ces violences. Ceci dit, quand on fait des entretiens, notamment biographiques, avec des auteurs de violences conjugales, et en particulier avec ceux qui sont dans des situations de précarité, qui sont dans des situations défavorisées, on se rend que, de fait, il y a des violences agies, pas nécessairement de genre, qui sont aussi des violences entre homme, mais il y a aussi des violences qui sont subies. C'est un des acquis des enquêtes ethnographiques. Par exemple, je pense au travail de Philippe Bourgois sur le crack à New-York, et de manière plus systématique sur les violences de genre, sur les travaux de James Messerschmidt sur les violences à la fois subies et agies par les adolescents ou par les hommes. Je pense que l'idée de vie violente, qui rassemble à la fois une trajectoire, des formes différentes de violences, et des formes de violences à la fois subies et agies, et ça peut être des choses très larges, c'est-à-dire que, pour Philippe Bourgois par exemple, c'est la violence du néolibéralisme en général, c'est-à-dire des violences économiques dans lequelles des populations paupérisées sont prises, qui n'excuse pas, évidemment, le recours à la violence de genre, les violences intrafamiliales ou conjugales, mais il me semble que ces violences, plus spécifiquement de genre, prennent sens, aussi, dans un cadre violent plus général. >> Monsieur Trachman, je vous remercie pour ces réponses. [MUSIQUE] [MUSIQUE]